J.O. 170 du 25 juillet 2006       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet
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Observations complémentaires à la saisine du Conseil constitutionnel du 5 juillet 2006 présentées par les auteurs de la première saisine en date du 11 juillet 2006


NOR : CSCX0609472X




LOI RELATIVE À L'IMMIGRATION

ET À L'INTÉGRATION


Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons eu l'honneur de vous déférer, en application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi relative à la maîtrise de l'immigration et à l'intégration telle qu'adoptée par le Parlement.

Nous souhaitons, par ce mémoire complémentaire, développer les griefs et moyens à l'encontre de l'article 57 de la loi qui rétablit un nouvel article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile que nous estimons contraire au principe de l'indépendance des juridictions administratives, au droit à un procès équitable, à l'article 16 de la Déclaration de 1789, ainsi qu'au principe de l'égalité devant la justice et la loi. Nous souhaitons expressément que le Conseil constitutionnel constate également l'existence d'une incompétence négative du Parlement.


1. Le concept d'incompétence négative


Ce concept est parfois retenu par le Conseil constitutionnel pour fonder une censure ou l'expression de réserves d'interprétation (lire notamment François Luchaire, président honoraire de l'université Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil constitutionnel, Le Principe de sécurité juridique. La Sécurité juridique en droit constitutionnel français, les Cahiers du Conseil constitutionnel no 11 ; Florence Galetti, Existe-t-il une obligation de bien légiférer ? Propos sur l'incompétence négative du législateur dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Revue française de droit constitutionnel, 2004, no 58 ; ainsi que les décisions énumérées ci-après).

François Luchaire écrit que « La loi doit être également complète et ne rien laisser dans l'ombre de ce qui relève de la compétence exclusive du Parlement. Il y a incompétence négative lorsque le législateur reste en deçà de sa mission constitutionnelle. L'article 34 de la Constitution dispose "que la loi fixe les règles concernant l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impôts de toutes natures. Le Conseil a donc censuré une loi établissant une contribution nouvelle, en fixant le taux, mais ne définissant ni son assiette, ni ses modalités de recouvrement (283 DC du 8 janvier 1991). Il en est encore ainsi lorsqu'il délègue au Gouvernement, agissant par voie de décret, le soin d'énoncer une règle que l'article 34 range dans les compétences exclusives du législateur (283 DC du 8 janvier 1991). Dans ces deux cas, le contribuable n'a pas de sécurité juridique puisque la loi ne lui dit pas quel impôt il va acquitter et selon quelle procédure cet impôt va lui être réclamé. Il est ainsi privé des garanties que devrait lui apporter l'intervention du législateur. »

Cette obligation faite au législateur d'exercer complètement la compétence qui lui est dévolue par la Constitution, notamment dans son article 34 sous peine, sinon, de voir sanctionner ce qu'il est convenu d'appeler des « incompétences négatives », alors surtout que l'on se trouve dans le domaine des droits et libertés résulte d'une jurisprudence bien établie forgée dès la fin des années 60 (cf. décisions no 31-DC du 26 janvier 1967 et no 40-DC du 9 juillet 1970).


2. L'application au cas d'espèce


a) Le principe du fonctionnement collégial des tribunaux administratifs a très clairement une valeur au moins législative et sans doute constitutionnelle s'agissant des matières touchant aux droits et libertés fondamentaux. Ceci résulte expressément des articles L. 3 et L. 222-1 du code de justice administrative, qui disposent : article L. 3 : « Les jugements sont rendus en formation collégiale, sauf s'il en est autrement disposé par la loi. » ; article L. 222-1 : « Les jugements des tribunaux administratifs et les arrêts des cours administratives d'appel sont rendus par des formations collégiales, sous réserve des exceptions tenant à l'objet du litige ou à la nature des questions à juger. »

b) Ces mêmes articles prévoient par ailleurs qu'une dérogation à ce principe ne peut être instituée que par la loi et subordonnent cette possibilité au respect d'une condition liée à l'objet du litige ou la nature des questions à juger.

c) L'article 57 du projet de loi relatif à l'immigration et à l'intégration qui définit le nouveau régime contentieux applicable aux mesures d'éloignement prises à l'encontre des étrangers en situation irrégulière concerne la matière des droits et libertés fondamentaux.

d) En élaborant cet article , le législateur n'a pas exercé en l'épuisant la totalité de sa compétence constitutionnellement définie, mais implicitement renvoyé la question de l'intervention d'une formation collégiale ou un juge unique au pouvoir réglementaire, alors qu'elle concerne au surplus le domaine des droits et libertés fondamentaux. Or la jurisprudence dite des incompétences négatives proscrit justement que le champ d'application de la loi soit à la merci d'une autorité subordonnée (G. Drago, L'Exécution des décisions du Conseil constitutionnel, Economica 1991, p. 301).

Force est donc de constater l'insuffisance du contenu législatif du point de vue de l'étendue de la compétence législative exigée par la Constitution. Et le pouvoir réglementaire ne sera pas en mesure de compléter les dispositions de la loi.

Il faut rappeler à cet égard que le Conseil constitutionnel ne se contente pas de se référer à l'article 34 pour définir la compétence du législateur. S'agissant de la réforme de planification par exemple (décision no 82-142 DC du 27 juillet 1982, RJC I-128), il n'a invoqué aucun texte pour admettre que la planification - matière dont on chercherait vainement la trace dans les rubriques de l'article 34 de la Constitution - relève bien de la compétence du législateur.

Il ressort des débats parlementaires, notamment devant le Sénat (voir document annexé), que le Gouvernement a demandé le rejet des amendements déposés visant à rappeler le principe du fonctionnement collégial des tribunaux administratifs en renvoyant à des textes réglementaires visant à instituer le juge unique alors que cela n'est pas possible en l'espèce.

e) Cet article 57 de la loi sur l'immigration n'est pas par ailleurs suffisamment précis. Le législateur se contente d'instituer de nouvelles procédures contentieuses, sans prévoir aucunement les modalités d'application et d'accompagnement essentielles, et notamment la nature de la formation juridictionnelle qui sera appelée à statuer au niveau des tribunaux administratifs. Il ne prend ainsi pas en compte la portée des dispositions qu'il édicte au regard de l'environnement juridique du texte, notamment en ne modifiant pas ni en n'adaptant des dispositions pertinentes d'autres lois directement ou indirectement concernées, en l'occurrence les articles L. 3 et L. 222-1 du code de justice administrative. Il convient de préciser que le juge constitutionnel prend toujours comme point de départ l'état de la répartition normative au moment de son examen (cf. 59-1 FNR du 27 novembre 1959, RJC III-1).

La loi ne fournit aucune indication sur ce que sera l'environnement juridique qui accompagnera la réforme. Ces différentes interrogations montrant à l'évidence que l'article 57 de la loi ne pourra recevoir d'application sans qu'interviennent d'autres modifications législatives.

f) Le Conseil constitutionnel, lorsqu'il admet que la détermination des modalités de mise en oeuvre des principes fondamentaux posées par le législateur comme relevant de sa compétence constitutionnelle, n'y consent que dès lors qu'il s'agit de « mesures de portée limitée tant dans leur champ d'application que dans leur contenu » (décision no 89-269 DC du 22 janvier 1990, RJC I-392), ce qui n'est à l'évidence pas le cas dans l'article 57 de la loi attaquée.

g) Subsidiairement, si l'on considérait que le pouvoir réglementaire peut intervenir nonobstant l'esprit et la lettre des articles L. 3 et L. 222-1 du code de justice administrative, force est de constater que l'article 57 de la loi ne prévoit aucun critère ou condition d'application du juge unique, laissant aussi aux autorités réglementaires une totale liberté, incompatible avec la réserve constitutionnelle de compétence du législateur.

Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.